Portraits de Carla Annocaro, Sophie Deleval et Agnes Van de Walle.

Trois dirigeantes répondent aux défis de la RSE

Sous-représentées dans l’IT, les dirigeantes vivent les problématiques RSE comme managers mais aussi en tant que femmes. Pour ce hors-série, trois d’entre elles, représentatives de la chaîne de valeur, et de valeurs, prennent la parole.

Mai 2022
Carla Annocaro Présidente et fondatrice de JLL - Sophie Deleval Présidente d’Ingram Micro France - Agnès Van de Walle Directrice général GSP¹ Microsoft - Débat animé par Vincent Verhaeghe, photos Vincent Baillais, andia.fr

Comment intégrez-vous les problématiques RSE dans vos actions comme dirigeante et en tant que personne ?

Carla Annocaro, JLL Quand j’ai fondé JLL, voilà vingt-cinq ans, le terme RSE n’existait pas. Mais ce qu’il réunit a toujours fait partie de mes convictions les plus profondes. Je n’ai pas attendu 2022 pour m’occuper de l’environnement ou établir la parité parmi mes équipes. L’accélération menée notamment par les jeunes générations est réelle, mais elle résulte aussi des efforts réalisés depuis des années par beaucoup d’entrepreneurs qui relient la RSE à la stratégie de développement de leur entreprise. Et beaucoup de mes confrères qui ont créé leur entreprise partagent cette optique ; ce sont des valeurs profondes qu’ils adoptent et qu’ils portent. Nous avons connu des transformations majeures comme la bulle internet ou l’explosion des plates-formes de vente en ligne, qui nous ont incités à transformer nos sociétés, mais la RSE est sans aucun doute l’un des plus beaux virages que l’IT a connu. La mutation qui se présente à nous, intervient dans d’autres voies que celle de la productivité.

Sophie Deleval, Ingram Micro Au-delà des initiatives RSE en entreprise, il faut aussi réfléchir à la façon dont on peut agir à l’extérieur. Et là, c’est beaucoup plus compliqué, parce qu’il faut parvenir à regrouper ses forces et avancer dans le même sens. C’est toujours mieux de penser qu’en tant que dirigeant on a un rôle à jouer dans la société au sens large. Cela crée aussi une dynamique auprès des collaborateurs, eux-mêmes demandeurs et proactifs sur ces sujets. C’est encore plus vrai au sein des PME où la stratégie RSE est incarnée par une seule personne et ne dépend pas d’une structure, comme dans les grands groupes. Je remarque aussi qu’on trouve chez les revendeurs un ensemble de dirigeants investis, à l’exemple de Carla chez JLL, même si beaucoup restent encore trop concentrés sur la performance à court terme.

Agnès Van de Walle, Microsoft On réduit trop souvent la RSE au seul éveloppement durable alors qu’elle englobe toutes les valeurs sociétales. On avait noté, depuis quelques années, une vraie prise de conscience, sans doute accélérée par la crise sanitaire. Les jeunes générations poussent aussi les organisations à s’interroger sur le rôle et la place qu’occupent ces dernières, notamment celles du numérique. On est bien loin du greenwashing obsolète. Certes, on vend de la technologie, mais nous sommes aussi partie prenante dans les évolutions de la société. La plupart des entreprises progresse technologiquement de manière comparable, mais la véritable compétitivité se situe sur les enjeux autour de la RSE. Les réflexes que nous développons en tant que consommateurs responsables se manifestent aussi dans notre rôle en tant qu’employés.

Portrait de Agnes Van de Walle - Microsoft

« L’apport des collaborateurs ne s’évalue plus au nombre d’heures passées dans les locaux, mais sur leur impact au quotidien »

Agnès Van de Walle, directrice général GSP, Microsoft

Ces évolutions de la société liées à la RSE se déroulent-elles donc autant dans l’entreprise qu’au niveau des collaborateurs ?

S.D. Il y a vingt ans, on s’interrogeait sur la place de l’humain dans l’IT, et surtout si il y occuperait encore une place. Aujourd’hui, en situation de crise, c’est justement l’humain qui marque la différence et affirme sa présence comme jamais. La RSE ne peut fonctionner que par l’interaction de personnes qui partagent les mêmes valeurs. Apparaît alors un vocabulaire nouveau dans les entreprises où on évoque, par exemple, la sincérité et l’authenticité. Une quête de sens émerge et dépasse la simple performance. Voilà un cercle vertueux dans lequel les bons résultats draînent l’investissement dans la RSE.

A.V. Une des conséquences, c’est qu’on ne mesure plus l’apport d’un collaborateur au nombre d’heures qu’il passe dans les locaux, mais sur son réel impact au quotidien, y compris sur un plan personnel. On accorde davantage d’autonomie mais délègue également plus de responsabilités. Et certains en deviennent déstabilisés car les équipes sont invitées à sortir de leur zone de confort. Pour les jeunes générations, voici une situation totalement intégrée, mais pour ceux qui ont connu d’autres façons de travailler, il est nécessaire de leur donner un cap. Tout cela implique de revoir l’organisation hiérarchique, car on traite vraiment au niveau de l’individu. C’est une transformation culturelle que Satya Nadella a mise en place chez Microsoft depuis huit ans : nous ne nous situons plus dans une culture du manager, mais dans celle du coach ; nous nous plaçons dans la responsabilisation et pas dans le contrôle. ’ailleurs, la pandémie a accéléré ce processus.

C.A. Pour une PME comme la nôtre, certains aspects sont simples à changer ; d’autres se payent en nuits d’insomnies ! L’essence de JLL est la coopération en équipe. Donc, quand le télétravail a dû être mis en place, il fallait absolument ne perdre aucun collaborateur en chemin. Grâce à la souplesse de notre structure, des actions concrètes ont vite vu le jour. Mais cela incite aussi à repenser la notion du lien entre l’entreprise et le collaborateur. Il se dégage de la majorité de mes équipes une soif de mode hybride assorti de trois jours hebdomadaires au bureau, car les personnes veulent continuer à se voir, et rencontrer les partenaires et les clients.

Portrait de Sophie Deleval - Ingram Micro

« Pour les générations futures les questions ne se poseront pas sur le genre, mais sur les valeurs »

Sophie Deleval, présidente d’Ingram Micro France

Concernant la parité et le déficit de femmes dans l’IT, une prise de conscience est manifeste, mais les progrès sont maigres. Comment l’expliquer, et comment le gérezvous en tant que dirigeante ?

A.V. Un problème réside à la source, étayé d’un désengagement des jeunes filles sur les filières mathématiques et scientifiques, dès le collège. La société reste genrée avec des biais endémiques, et beaucoup d’étudiantes ne se sentent même pas légitimes pour intégrer une école d’ingénieur. Les études indiquent qu’on compte environ 20 % de femmes dans l’IT mais certaines fonctions soulignent une proportion encore plus faible – ce que la Covid a accentuée. La méconnaissance des opportunités et des métiers de l’IT mène souvent par hasard une femme dans ce milieu, bien plus qu’après avoir suivi un cursus ou une filière de formation traditionnelle. Notre partenaire Accenture a même créé une école exclusivement féminine sur les applications métier.

C.A. JLL fait clairement figure d’exception parmi les revendeurs IT, déjà parce que l’entreprise a été fondée et est dirigée par une femme. Ensuite, j’ai toujours voulu la parité femme homme, et cela sur toutes les fonctions. C’est extrêmement enrichissant au quotidien car les points de vue divergent, et une dynamique se crée naturellement. Avant de fonder JLL, je travaillais dans un univers où les hommes sont largement majoritaires – l’audit financier –, et ça ne m’a jamais posé de problème. Le mot clé pour moi c’est la complémentarité, tout en respectant les différences comme allier carrière et maternité.

S.D. Un paradoxe existe sur ce sujet. D’un côté, on veut oter les étiquettes associées au genre, mais de l’autre, on parle de parité avec un quota qui distingue les femmes. Je n’aime pas qu’on me qualifie en fonction de mon genre, mais en tant qu’individu selon mes qualités et mes défauts. Quand on parle d’une femme, on évoque la sensibilité, l’ouverture d’esprit… et finalement sous le sceau de la parité, on recrée des profils fondés sur le genre. On aura gagné quand, au lieu de parler de genre, on parlera de soft skills qu’on évaluera, quel que soit le sexe. Je suis convaincue que pour les générations futures les questions ne se poseront pas en ces termes, mais sur les valeurs.

Portrait de Carla Annocaro - JLL

« Nous relayons auprès de nos clients les actes écoresponsables, lesquels y ajoutent parfois leurs propres actions »

Carla Annocaro, présidente et fondatrice de JLL

Comment appréhender l’approche sociétale qui diffère selon les générations ?

S.D. Voilà un des éléments les plus complexes à faire avancer. Beaucoup de quinquagénaires viennent nous voir pour évoquer leurs nouvelles aspirations quant à leur place dans l’entreprise, et à propos de l’équilibre qu’ils veulent trouver dans le cadre de leur vie personnelle. Mais à cet âge, ils sont loin d’être en fin de parcours. La société nous renvoie davantage aux décennies passées plutôt qu’aux années que nous dédierons encore à l’entreprise…

C.A. Chaque société est un monde qui mélange les générations, et chaque adoption d’un changement entraîne des conséquences différentes d’une personne à une autre. Au cours d’une période de mutation profonde, on puisera dans les valeurs de chacun, lesquelles varieront au sein d’une PME familiale à une entité rachetée par un fonds d’investissement.

A.V. Au-delà des problématiques liées aux collaborateurs eux-mêmes, il faut que les générations plus anciennes réussissent à évoluer dans un univers toujours plus numérique. C’est la démarche que Microsoft a entreprise avec ses écoles de l’intelligence artificielle ou du cloud qui offrent des opportunités de reconversion. Et cela fonctionne aussi grâce à nos partenaires qui recherchent des talents, et qui n’hésitent pas à embaucher les candidats frais émoulus de ces écoles. L’écoresponsabilité est souvent le seul thème abordé quand on parle de RSE.

Quels sont les grands défis de la tech dans ce domaine ?

S.D. Sur cet aspect-là les enjeux seraient les plus significatifs en termes d’actions. Puisque nous pesons sur la chaîne de valeur, il faut fédérer nos démarches. Sur le plan sociétal, des engagements sont peut-être efficaces à l’échelle de l’individu, mais dès qu’on parle écoresponsabilité, il faut bâtir un modèle entier qui nécessite un mouvement transversal. La prise de conscience est là, mais, de mon point de vue, nous n’en sommes sur ce sujet qu’au début du chemin.

A.V. En tant qu’éditeur, Microsoft donne aux entreprises les clés pour choisir les outils qui les aident dans leur mutation numérique. On épaule aussi les startups qui apportent des solutions, et cela enclenche un effet domino. Même sur le plan matériel, Microsoft conçoit des data centers exploitant de l’énergie green.

Carla Annocaro - Sophie Deleval - Agnes Van de Walle. - Vincent Verhaeghe

Peut-on choisir ses fournisseurs et partenaires en fonction de leur stratégie écoresponsable ?

C.A. En analysant toutes les offres des constructeurs, on voit que certains poussent la démarche comme HP avec Amplify Impact, son label dédié qui implique un engagement fort des partenaires souscripteurs, et qui se différencient grâce à lui. Les distributeurs aussi s’activent sur le sujet, comme Ingram Micro dont le projet de club fédérerait des partenaires et des marques écoresponsables. On voit aussi apparaître des sujets comme celui des emballages où, là aussi, des marques comme Lenovo montrent leur détermination. Nous synthétisons toutes ces initiatives pour en assurer le relais auprès de nos clients, et eux-mêmes y greffent parfois leurs propres actions.

A.V. Certains labels et organismes clarifient la situation. Chez Microsoft, par exemple, nous avons financé un audit Ecovadis auprès des partenaires que nous accompagnons. L’objectif poursuivi est double : il s’agit de donner aux clients finaux une cartographie précise de l’empreinte environnementale de nos partenaires, mais aussi d’aider ceux-ci à réaliser les démarches grâce auxquelles ils s’amélioreront dans ce domaine.

S.D. En tant que distributeur, Ingram Micro agit aussi sur le choix de partenaires en fonction de leur politique environnementale. Nous gardons notre liberté de ne pas référencer une marque au motif qu’elle ne répond pas à nos critères. De notre côté, nous repensons aussi notre propre chaîne logistique, mais il reste encore beaucoup de progrès à accomplir, notamment au niveau de l’économie circulaire qui est encore loin d’être mature.