Portrait de Claude Kruger - Lindy

Claude Kruger, DG Lindy France, l’homme-orchestre

Être relié à tout paraît logique à ce spécialiste de la connectique. Amateur de musique, citoyen du monde, empoignant la vie à bras-le-corps, Claude Kruger est un personnage qui vibre intensément.

Mai 2022
Par Pierre-Antoine Merlin, photos Jim Wallace

Le patron de Lindy France est hors norme. Il semble improviser quand tout est préparé, paraît ne pas savoir très bien où il veut en venir quand il le sait, et ne déteste pas brouiller les pistes. Son oubli des dates, les trous dans sa biographie, sont-ils sincères ou affectés ? La sincérité est-elle synonyme de vérité ? Peu importe, car l’heure n’est pas au sujet de philo. L’exercice délicat du portrait, y compris et surtout ici, ne consiste pas à démêler le tas de secrets dont est faite une vie, pour paraphraser André Malraux. Ce type d’entretien s’attache au contraire à respecter la parole du locuteur, à la restituer, à lui donner du sens sans la travestir. C’est le seul moyen d’entrer en résonance. Et c’est précisément ce qui se passe avec Claude Kruger. À mesure qu’il avance dans ses explications, il dévoile une personnalité complexe, plus secrète qu’elle en a l’air, étonnamment puissante, et comme tournée vers l’accomplissement. C’est le destin qui frappe à la porte. D’ailleurs, il n’est pas anodin que ses écrivains préférés soient Balzac et Hugo. Deux massifs contemporains sur le plan temporel, et tous deux tournés vers la création. À leur image, ce manager sensible est dans l’action, le projet, la cohérence et l’exigence. C’est une force qui va. Un professeur d’énergie. « Je suis de Strasbourg. J’appartiens à la génération antérieure à la crise pétrolière. Sur le plan familial, je suis issu de la classe moyenne, avec un père travaillant dans la justice et une mère au foyer. Je suis l’aîné de trois frères. Très jeune, je recherche l’autonomie, et, peut-être surtout, l’indépendance. Depuis toujours, je place très haut la liberté et le goût du travail bien fait. »

Portrait de Claude Kruger - Lindy

« Je ne place pas de contrainte dans l’exécution du processus. Ce qui compte, pour moi, c’est le résultat. »

ENRACINÉ ET COSMOPOLITE

Lui, si disert quand il le veut bien, ne se plaint pas. Claude Kruger avance, surmonte. À l’écouter, on se prend à penser qu’il a beaucoup de naturel. Plus exactement : il a du naturel, mais c’est un naturel bien à lui. « J’ai toujours été chef de file, organisateur, manager. J’insiste : j’aime que les choses soient bien faites, tout en essayant d’être vif et rapide. Évidemment, ce niveau d’exigence que je fixe aux autres, je l’applique d’abord et avant tout à moi-même. Un manager se doit d’être exemplaire, au moins de s’y efforcer. Sinon ce n’est pas la peine, il peut être craint, mais il n’est évidemment n’est pas crédible. » Bien sûr. Après deux ans de préparation intense aux écoles de commerce, il décroche la timbale : il est reçu à HEC, et part vivre et travailler sur le campus, près de Versailles. Un sacré changement pour celui qui a toujours vécu au bord du Rhin. D’ailleurs, à ce moment précis de l’entretien, Claude Kruger assure qu’il est « à la fois cosmopolite et sans dogme ». De fait, la suite le prouvera abondamment, même s’il restera fidèle à son Alsace natale. De HEC, il retient surtout « la statistique, les camemberts, les tableaux. La capacité à visualiser les éléments qui tous concourent à fournir une synthèse. La vision de l’aigle ! » Outre son parcours dans la première business school française et européenne, il entreprend avec succès un master en stratégie financière et devient docteur en économie. Il s’intéresse plus particulièrement à la création monétaire et à l’inflation, qui revient aujourd’hui à grandes enjambées. Une première depuis les années 1980. « Je suis keynésien », déclare-t-il sans ambages. Une option plutôt rare chez les chefs d’entreprise : soit ils ignorent ce concept, réputé trop difficile à comprendre, mais permettant de faire assaut de componction dans les dîners en ville ; soit ils le trouvent trop orienté vers la sociale-démocratie. En tout cas, cette dernière tendance ne le rebute pas, puisqu’il effectue un stage chez BSN, où il se fait remarquer par le charismatique patron de l’époque, Antoine Riboud. Après un passage par Victor, petit mais talentueux concurrent d’IBM à la fin des années 1980, Claude Kruger rejoint Big Blue et part travailler à Hongkong, où il apprend à connaître la mentalité asiatique. Ce n’est pas sa seule découverte. Il croise le chemin de la famille Lindenberg, dont le début de patronyme, Lind, a donné son nom à l’entreprise : Lindy. C’est le début d’une longue histoire, une idylle qui dure toujours, plus de trente ans après. Rarissime dans l’économie numérique, où la seule chose qui ne change pas c’est le changement. « C’est mon bébé », lâche-t-il dans un rare moment d’abandon, en évoquant la création de la filiale française. Si Lindy France est l’oeuvre de Claude Kruger, le channel, lui aussi, se lance. « C’est alors le tout début de la vente indirecte. On voit arriver les revendeurs et les intégrateurs… c’est normal, le business se développe, et les partenaires se multiplient. J’accompagne le mouvement et monte la filiale française, puis la développe, conformément à mes principes : l’aventure, la rigueur, et le risque maîtrisé. Ce que je dis, je le fais. C’est ma force. Les choses se passent plutôt bien, à tel point que je ne suis plus indispensable, aujourd’hui. Il faut dire que j’ai tout fait pour ne pas l’être. »

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« Je reconnais que ma façon de faire est assez paternaliste. Mais voilà, être chef d’entreprise, c’est engager des vies. »

LA CONSCIENCE DE LA RESPONSABILITÉ

On arrive au point crucial : le mode de management. Un chef d’entreprise, a fortiori quand il a l’ambition d’être simultanément un manager, est-il capable de bien se juger ? Et ses collaborateurs, qu’en pensent-ils ? Difficile à savoir, car la pente naturelle des employés (en France) oscille entre la flatterie en face, et la démolition par derrière. En tout cas, Claude Kruger manifeste une qualité primordiale : la conscience de la responsabilité qui incombe à toute personne ayant charge d’âme. Fût-ce sur le seul plan professionnel. « Je reconnais que ma façon de faire est assez paternaliste. Mais voilà, être chef d’entreprise, c’est engager des vies. Je suis très conscient et attentif à cet état de fait. L’une des choses où je m’implique directement, c’est être orienté participatif. Je souhaite associer le plus souvent possible et le plus grand nombre de gens envisageable aux prises de décision. En même temps, j’attends de mes collaborateurs qu’ils aient la solution idoine pour le client ! » C’est ce fameux win win, qu’on évoque plus qu’on ne le voit. La réussite de la participation et de l’intéressement, chère à Claude Kruger, exige que toute la chaîne de valeur, aussi bien interne et externe, soit à l’unisson. C’est le travail d’une vie. Si l’on devait résumer la conception du management exposée par Claude Kruger, ce serait donc un exercice de longue haleine : d’abord, dans l’entreprise, favoriser la recherche de l’excellence, du partage et de la cocréation. Ensuite, avec son environnement, et comme pour illustrer l’idée d’entreprise étendue, demeurer à l’écoute absolue du client et de ses besoins. Le tout dans une ambiance de rigueur, corollaire de l’encouragement constant à l’autonomie, à l’initiative. Ainsi, l’entité Lindy France deviendrait, dans l’idéal, la représentation qu’il se fait d’une société humaine juste, équitable, saine, efficace. « Il n’y a pas de limite ! » lance-t-il dans un élan de spontanéité et de passion qui ne trompe pas. Alors, vaut-il mieux être un patron faisant confiance, ou un patron féru de contrôle et de process ? À la vérité, la question ne se pose pas ainsi.

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« Le groupe tire vers le haut et dans la même direction. Chacun apporte quelque chose. Seul, on ne fait rien ! »

L’ACTION COMME PRINCIPE

« Je ne place pas de contrainte dans l’exécution du processus. Ce qui compte, pour moi, c’est le résultat. Je juge au résultat. D’ailleurs, je peux me tromper : je fais mon mea culpa chaque fois que c’est nécessaire. Donc oui, on peut se tromper. À condition toutefois que ce ne soit pas une erreur stratégique. » Qu’est-ce qu’une erreur stratégique ? Pain béni pour les avocats. Et Claude Kruger de reprendre : « En général, je décide très vite. L’outil informatique, les moyens du pilotage, font prendre conscience des enjeux, de les visualiser. Ainsi, je suis davantage en mesure de décider de façon plus pertinente et toujours rapide. Celui qui n’essaye pas ne se trompe qu’une seule fois. D’ailleurs, l’existence d’une croissance à deux chiffres valide nos choix initiaux. Et heureusement, car nos actionnaires nous la demandent ! Chez nous, tout est autofinancé, les gains sont réinvestis. Au fond, on est partis d’une petite maisonnette et on a bâti un building ! » Pour lui, l’appartenance à une société allemande est signifiant. « C’est une grosse PME familiale, typique du Mittelstand. Cette structure, fondée sur la famille, perdure depuis plusieurs générations. Et je me considère un peu comme membre de la famille… » Quant à la suite, la fin de la carrière professionnelle, la retraite, il n’y pense pas, absorbé qu’il est par ses défis. L’entreprise grandit, progresse, « arrive à un seuil, et il faut gérer tout cela. Nous voulons être incontournables dans la connectique, de manière à sortir du cadre européen ». Toutes occurrences pour lesquelles Claude Kruger croit plus que jamais au collectif. Dans l’entreprise comme ailleurs, « la présence du groupe permet de tirer vers le haut, et dans la même direction. Chacun à son niveau apporte quelque chose. Tout seul, on ne fait rien ! L’homme n’est pas fait pour être seul ». Ce mélange entre questionnement et élan vital, ce balancement entre secret et extraversion, c’est Claude Kruger, personnage complexe, insaisissable, y compris peut-être pour lui-même, appelant la sympathie. Et, par instants, l’empathie.

Portrait de Claude Kruger - Lindy

REPÈRES
Claude Kruger a 57 ans. Il vit en couple et est père d’une fille.
PARCOURS (SÉLECTION)
1982 Bac C puis deux années de prépa aux grandes écoles de commerce. Intègre HEC (Jouy-en-Josas).
Fin des années 1980 Après plusieurs stages, notamment chez BSN (ex Danone), Claude Kruger entre chez Victor, rival d’IBM, avant de rejoindre… IBM, justement.
1990 Entre chez Lindy pour piloter le lancement de la filiale française. Aujourd’hui encore, il préside aux destinées de cette entité.

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J’AIME…
Musique
: Bach, Mozart, Queen, les Stones, l’opéra, les musiques du monde.
Littérature : Balzac, Hugo, Rousseau, l’époque des Lumières. Les intellectuels contemporains : Alain Finkelkraut et Emmanuel Todd.
Cinéma : Surtout le cinéma anglo-saxon, et la science-fiction.
Lieu : Les voyages, plus que le lieu. L’océan Indien, en particulier, m’attire.
Gastronomie : Je suis épicurien et fou de vin, surtout le bordeaux. J’aime cuisiner de façon inventive.
Loisirs : Chagall, Giacometti et Soulages.