Le cloud souverain à l’assaut des hyperscalers
La géostratégie s’empare du numérique. Une situation qui bouscule le jeu des acteurs du cloud et de l’infrastructure. La course n’est plus seulement à la puissance de calcul mais à la puissance du marché.
Fév 2024Par Pierre-Antoine Merlin
Depuis une dizaine d’années, les acteurs de la chaîne de valeur, qu’ils soient éditeurs, constructeurs, grossistes, revendeurs ou utilisateurs finaux, ont tendance à considérer que la bataille de l’informatique à la demande et de la tarification à l’usage est terminée. Chacun creuse son sillon, améliore ses performances, et érige des centres de données comme autant de lignes Maginot. Bref, un ennui poli règne sur une industrie normalisée.
Or, et c’est heureux, voici que le paysage recommence à bouger. Le cloud souverain, que l’on croyait en état d’hibernation durable, refait surface. Conséquence immédiate : les hyperscalers, certes toujours dominants, se retrouvent défiés au moment où ils s’y attendaient le moins. C’est vrai pour tous les pays d’Europe, et singulièrement pour la France, où de jeunes acteurs montent à l’assaut d’un énorme marché. Pas question de laisser quelques « majors », américaines aujourd’hui, chinoises demain, s’arroger le monopole du traitement des données.
« La France est une bonne terre d’accueil pour le numérique. Les étrangers viennent investir très largement sur le territoire national, car notre pays offre des garanties très intéressantes », témoigne Nicolas Jonet, Event Director, Cloud Expo Europe. Sur ce salon, « on constate beaucoup de positivité », précise-t-il.
Toujours lors de cette manifestation parisienne, qui s’est tenue en novembre dernier sur le site de la Porte de Versailles, une jeune entreprise du numérique, Jotelulu, a fait une apparition remarquée. Il s’agit d’une plate-forme cloud totalement et uniquement européenne qui se déploie aujourd’hui en France. « Par sa simplicité et son accessibilité, elle offre aux partenaires la possibilité de fournir de nombreux services », précise Olivier Wittorski, son représentant dans l’Hexagone, qui se veut modeste et ambitieux.
« Les étrangers viennent investir sur le territoire national, car la France offre des garanties très intéressantes »
Nicolas Jonet, Event Director, Cloud Expo Europe
Cloud souverain ou de confiance ?
Sur le terrain, les acteurs du cloud et de l’infra fourbissent leurs armes. Avec une difficulté : il existe une confusion souvent entretenue, à dessein ou en toute bonne foi, entre le cloud souverain et le cloud de confiance.
Dans le premier cas, il s’agit de mettre l’accent sur la souveraineté nationale, c’est-à-dire, d’une part, sur la nationalité française du fournisseur, et, d’autre part, sur la souveraineté des données. Celle double exigence est essentielle et répond à des critères juridiques précis.
Dans le second cas, celui du cloud de confiance, il s’agit plutôt d’insister sur la garantie absolue de l’inviolabilité des données. Certains fournisseurs ont d’ailleurs l’ambition d’assurer la totalité de ces missions, que ce soit dans le cadre du cloud souverain ou dans celui du cloud de confiance. L’exemple de NumSpot est typique.
Il existe également des groupes qui essaient de se construire par approches successives, afin d’apparaître à la fois comme une jeune pousse et un hyperscaler, tout en étant international et souverain. Cette apparence est visible dans plusieurs réalisations en cours. Quelques exemples de ces nouveaux venus sont représentatifs de cette tendance. On peut citer Blue Soft, société française nouvellement constituée,
issue du rapprochement de plusieurs entreprises. Et mentionner S3NS, dont Thales et Google sont à l’initiative. Sans oublier un groupe simplement intitulé Blue, porté par Capgemini et Orange.
On voit dans cette énumération, non exclusive, que les cas de figure sont très différents : Blue Soft résulte de l’addition de sociétés, S3NS a pour origine un grand groupe français et un grand groupe américain, et Blue est hérité de deux grandes entreprises françaises. Toutes les configurations sont possibles.
Devant cette offensive hétéroclite, les hyperscalers classiques font mieux que résister. Ainsi, Oracle s’est récemment doté en France d’une nouvelle « région », parisienne en l’occurrence, qui s’ajoute à celle de Marseille. Du reste, la dynamique de l’entreprise se confirme tous les jours avec la bonne tenue de la chaîne de valeur. « Une grande part de notre chiffre d’affaires est réalisée avec les partenaires, déclare Philippe Wojcik, Cloud Solutions Engineering Director. Conjointement avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, la France est toujours un pays majeur pour le groupe en Europe. » Et d’ajouter qu’Oracle est présent sur les sujets et tendances qui montent. Ainsi, « le FinOps est en train de devenir un avantage concurrentiel important ».
Le stockage aux avant-postes
« Conjointement avec le Royaume-Uni et l’Allemagne, la France est toujours un pays majeur pour le groupe en Europe »
Philippe Wojcik, Cloud Solutions Engineering Director chez Oracle
Contrairement aux idées reçues, le cloud souverain n’est pas une appellation générique ; il s’applique plus particulièrement à certains domaines de l’industrie, au premier rang desquels figurent plusieurs spécialistes du stockage, comme Leviia et Cubbit.
Pour ce qui concerne Leviia, jeune pousse française prometteuse, elle a mis au point un programme de ventes indirectes ambitieux pour développer son réseau. Cette initiative implique le recrutement de revendeurs et d’intégrateurs pour la partie « stockage objet », et de distributeurs, de revendeurs, et d’intégrateurs pour la partie Drive pro.
Quant au groupe italien Cubbit, il adopte une approche originale : contrairement au stockage cloud traditionnel, il ne stocke pas les informations numériques dans des centres de données centralisés.
Les fichiers sont cryptés, fragmentés et répliqués sur des réseaux géodistribués. Cette particularité met les données à l’abri des intrusions, demandes de rançon…
On le voit, même si les offensives européennes s’effectuent en ordre dispersé, les tentatives d’appropriation du marché demeurent réelles. Notamment en France, où la norme SecNumCloud contribue puissamment à rationaliser cette industrie tout en la mobilisant.
SecNumCloud, une norme exigeante
Mis au point par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, ce référentiel offre, selon ses propres termes, « un ensemble de règles de sécurité à suivre, garantissant un haut niveau d’exigence, tant du point de vue technique que du point de vue opérationnel ou juridique ». Chaque fournisseur désirant se prévaloir du précieux sésame doit respecter scrupuleusement des règles de bonne conduite tous azimuts. C’est la fameuse compliance dont s’enorgueillissent les Anglo-Saxons.
Certes, chacun s’accorde à dire que les procédures d’agrément sont longues, complexes et qu’elles exigent de la part de l’impétrant une implication totale. De fait, il faut souvent des équipes dédiées, comprenant des spécialistes dans tous les domaines. Chez OVHcloud comme chez Oodrive, pour ne prendre que ces deux exemples, des audits sont effectués tous les ans. Le référentiel SecNumCloud est évolutif, il ne peut en être autrement dans une industrie aussi changeante que l’économie numérique. Pour le moment, seul cinq fournisseurs sont admis dans ce club très fermé : outre OVHcloud et Oodrive, on trouve Outscale, Worldline et Cloud Temple. D’autres pourraient suivre, s’ils souscrivent à tous les postulats précités. C’est une belle manière de promouvoir, de façon indiscutable, les chances du cloud souverain à l’échelon européen mais aussi international.
Reste évidemment le cas particulier, mais indispensable, des opérateurs télécoms français. On pense ici à Orange, SFR, Bouygues Télécom et Free Pro. Tous ces acteurs proposent des offres cloud à destination des professionnels.
Par exemple, Free Pro commercialise XPR, qui satisfait aux exigences les plus draconiennes en termes d’agilité, de performance, de sécurité et de contraintes réglementaires. Là encore, toutes ces prestations ne ressortissent pas au cloud souverain entendu stricto sensu. Mais toutes placent l’industrie numérique française en bonne position pour gagner des parts de marché. L’offre est là. Si la demande suit, le marché global du cloud et de l’infrastructure quittera les rivages tranquilles de l’oligopole pour affronter le vent du large. C’est plus difficile pour tout le monde. C’est plus stimulant pour chacun.