La longue marche européenne vers la souveraineté des données
Le cloud souverain refait surface, mais cette fois-ci au niveau européen. Mieux maîtrisée, taraudée par l’urgence économique et sanitaire, cette initiative a des chances d’aboutir. Avec des effets sur la chaîne de valeur.
Mar 2022Par Pierre-Antoine Merlin
Pour l’économie française et européenne, le retour en fanfare du cloud souverain est une énorme surprise. Cette notion avait laissé un souvenir mitigé aux protagonistes. Certes, Dassault, Outscale et quelques autres avaient tenu leur place, mais dans une relative discrétion. En revanche, CloudWatt et Numergy, respectivement soutenus par Orange et SFR, avaient connu un succès d’estime, avant de décevoir à la mesure des espoirs entretenus. Les cartes sont donc rebattues, avec la sensation partagée d’une urgence à la fois technique, politique et industrielle. Mais aussi avec moult questions en suspens : à quel niveau exact la souveraineté du cloud et de son architecture doit-elle s’opérer ? Est-ce la mission des opérateurs, des fournisseurs, des hébergeurs, des équipementiers, ou des clients finaux en tant que prescripteurs en dernière analyse ? À quoi il faut ajouter une difficulté récurrente : les lobbyistes sont toujours prompts à manoeuvrer dans la coulisse à Paris et à Berlin, mais beaucoup moins à Bruxelles. C’est pourtant là que tout se joue.
« Gaia-X est essentiel pour la compétitivité et l’indépendance de l’Europe »
Thomas Jarzombek, délégué allemand du ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie
PARTENAIRES ET CLIENTS COURTISÉS
L’offre de cloud souverain est assez complète et raisonnablement diversifiée. Car la conjoncture, fondée sur l’incertitude et la pandémie, est décisive pour l’éventuel cloud souverain, surtout projeté à l’échelle européenne. Même si tous les acteurs ne sont pas au même point. Une chose est sûre : aucun pays, aucune entreprise ne peut rivaliser avec la puissance américaine. Néanmoins, l’accent mis en Europe sur la protection des données est un argument puissant. Surtout ici, où les premières mesures de l’Élysée en faveur de « l’agora informationnelle » (expression de l’époque) datent de 1978. L’Allemagne, quant à elle, a suivi le mouvement au fur et à mesure que s’imposait la nécessité industrielle, détrônant la France comme le pays le plus protecteur des données individuelles. Deux tendances se font jour : la première est fondée sur les alliances industrielles – quelle que soit la nationalité des acteurs. L’accord passé dans ce sens entre Capgemini et Orange d’une part, et celui intervenu entre Google et OVHcloud d’autre part, sont typiques de cette évolution. Il s’agit de travailler étroitement en commun, mais toujours en fonction des complémentarités stratégiques et techniques, et non en fonction du patriotisme économique strictement entendu. La seconde tendance est celle du « vrai » cloud souverain. Plus à la mode, plus ambitieuse aussi, elle demeure compliquée à mettre en oeuvre, en particulier parce que la demande ne suit pas. Deux ratios seulement : la part des acteurs européens dans le domaine du cloud a chuté de 26 % en 2017 à 16 % en 2020, donc hors effet Covid. La faiblesse des Européens est pour partie liée au manque d’appétence des utilisateurs. C’est donc bien de leur côté, et de celui des partenaires, qu’ils soient intégrateurs, CSP, MSP ou simples revendeurs, que viendra la solution.
« Scaleway consacrera son temps à améliorer son offre multicloud »
Yann Lechelle, directeur général de Scaleway
NUAGE CONTINENTAL
La principale chance du cloud souverain en devenir porte un nom : Gaia-X. Plusieurs dizaines d’acteurs européens font cause commune pour promouvoir la réussite du Nuage continental. Le moment est bien choisi : la nécessité de contrôler les coûts, la mode durable du télétravail et de l’entreprise collaborative étendue, la montée en charge des communications unifiées, tout concourt à l’avènement de Gaia-X. C’est l’incarnation de l’intérêt bien compris. Pourtant, un an après le lancement de ce projet, le bilan est mitigé. « Gaia-X demeure un projet essentiel pour la compétitivité et l’indépendance de l’Europe, maintient Thomas Jarzombek, délégué allemand du ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie. Tous les services de Gaia-X seront connectés à un système transparent et ouvert conforme aux normes européennes. » Mais l’un des plus ardents participants à cette initiative, le groupe Scaleway, n’est pas de cet avis. Son directeur général, Yann Lechelle, parle sans détour : « Scaleway ne renouvellera pas son adhésion. Les objectifs de l’association, quoique louables au départ, sont de plus en plus détournés et contrariés par un paradoxe de polarisation ayant pour conséquence de renforcer le statu quo, c’est-à-dire une concurrence déséquilibrée. Scaleway choisit donc de consacrer son temps, ses capitaux et son attention à améliorer son offre multicloud, un facteur clé pour une véritable réversibilité et ouverture. » Il convient de lire entre les lignes. Le principal point d’achoppement est le même depuis le début : il concerne la position à adopter sur la contribution d’éventuels acteurs étrangers. Soit on accepte uniquement les entreprises dont le siège social et l’activité sont situés à l’intérieur des frontières de l’UE, ce qui paraît logique, soit on accepte de laisser entrer des acteurs extraeuropéens, mais très présents sur le Vieux Continent, en particulier par leur rôle majeur en termes de croissance, d’emploi et… de rentrées fiscales. Un débat, une controverse même, qui divise les membres de Gaia-X et risque de faire prendre à ce projet un retard sérieux. Au fond, l’enjeu du cloud souverain était lisible dès le Traité de Rome et le Marché commun. Parmi les piliers de la construction européenne figurait en effet cette caractéristique : l’Europe est une zone de protectionnisme, ce que l’on appelle la préférence communautaire, et libre-échangiste à l’intérieur. C’est faute d’ignorer le sens et la portée de ces traités que les différences irréconciliables demeurent. Le cloud souverain n’a plus rien de technique. Il est politique.
QUESTIONS À RAPHAËL VIANT RESPONSABLE CHANNEL FRANCE, OVHCLOUD
« Il est indispensable d’édicter des normes européennes »
Comment garantir le cloud souverain dans sa nouvelle version ?
Partons de la situation présente : en Europe, 20 % des données sont considérées comme sensibles. Chez OVHcloud, nous essayons de voir comment respecter au mieux ces données. C’est tout le sens, par exemple, de l’initiative Gaia-X, que nous soutenons. Nous estimons en effet qu’il est indispensable d’édicter des normes européennes. C’est vrai pour la souveraineté, pour le Règlement général sur la protection des données, et pour la réversibilité. Après, il faut voir si l’on intègre les acteurs non européens qui veulent participer à Gaia-X. Ce mouvement était inévitable. Mais certaines de ces entreprises sont trop visiblement extraeuropéennes.
Pourquoi le cloud souverain marcherait-il demain ?
On constate davantage de maturité et de besoin de protection. On assiste surtout à un énorme mouvement de basculement dans le cloud. On n’a jamais autant parlé de cloud souverain, de cloud de confiance, et même de « cloud au centre ». Sans oublier SecNumCloud, ce référentiel qui répertorie des exigences en matière de protection des données personnelles.
Comment les acteurs de la chaîne de valeur trouvent-ils leur place ?
Nous proposons des solutions IaaS, PaaS, et un peu de SaaS. Dans cet environnement, nous comptons déjà des partenaires intégrateurs et infogéreurs. Ils apportent de l’expertise, de la valeur ajoutée et des prestations OIV, par exemple. Mais d’une façon générale, nous travaillons avec tous types de partenaires. Cela va du petit intégrateur spécifique jusqu’à Capgemini. On compte plusieurs centaines de partenaires, sachant que nous raisonnons toujours global, donc au moins au niveau de l’Europe.